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Un an après le retour des talibans, le grand bond en arrière de l’Afghanistan

Par Margaux Benn. Article initialement paru dans Le Figaro le 12 août 2022. Nos remerciements à M. Benn d’en avoir autorisé la reproduction.

Il avait voulu, coûte que coûte, porter haut les couleurs de l’Afghanistan: au sommet du K2, la deuxième montagne la plus haute du monde, située aux confins du Pakistan et de la Chine. À la fin du printemps, persécuté par les talibans, Aliakbar Sakhi avait laissé Kaboul sous son nuage de smog, dans ce creuset entouré de collines. En juillet, il est mort, sans oxygène mais à l’air le plus pur. Son cadavre a été fixé là par un compagnon d’ascension iranien qui s’est chargé de hisser au sommet, au côté de la bannière iranienne, celle de l’Afghanistan.

« Wish me luck! » (« souhaite-moi bonne chance! »), avait écrit le jeune alpiniste au Figaro, peu avant son départ pour la montagne. Aujourd’hui, son message a disparu. L’application de messagerie cryptée était programmée pour effacer les conversations au bout de quelques heures. Lors de sa première rencontre avec Le Figaro dans la capitale afghane en février dernier, le trentenaire venait en effet de fuir, par la lucarne des toilettes, les tortures quotidiennes dans une prison talibane. Son crime: avoir travaillé pour le gouvernement précédent et avoir créé un groupe de randonnée mêlant hommes et femmes. Les talibans n’ont jamais su qu’ils détenaient non seulement un ancien fonctionnaire adepte des sports d’extérieur, mais aussi un ingénieur qui, avec une poignée de collègues, avait saboté le matin du 15 août – alors même que les étudiants en religion s’emparaient de Kaboul – le système de traçage et d’écoute des télécommunications: « pour que les talibans ne l’utilisent pas pour traquer leurs opposants », avait-il expliqué, dans un café discret de la capitale.

Aliakbar le résistant, le sportif, le féministe engagé pour l’inclusion des femmes dans le minuscule monde de l’alpinisme afghan, est mort libre et loin de ses bourreaux. Des centaines de milliers d’autres hommes et femmes doivent, pour leur part, tenter d’étouffer leur rage de vivre sous le régime des mollahs. Depuis que les talibans ont pris le pouvoir le 15 août dernier, ils n’ont eu de cesse d’imposer des règles visant à restreindre les libertés des Afghans. Et surtout des Afghanes. Écouter de la musique non religieuse est interdit, et de nombreux musiciens ont dû accepter que leurs instruments soient détruits sous leurs yeux. La majorité des journalistes ont fui le pays. D’autres ont été arrêtés et torturés.

Le ministère des Droits des femmes a été remplacé par celui de la Prévention du vice et de la Promotion de la vertu. Les représentations de femmes dans l’espace public – sur les panneaux publicitaires, par exemple – sont interdites. Les femmes doivent dissimuler leur visage. Le port de la burqa, ce voile qui couvre entièrement la tête et le corps, muni d’une petite grille au niveau des yeux, est encouragé. Plusieurs femmes ont décrit au Figaro avoir été menacées ou battues en pleine rue par des policiers talibans pour avoir porté un voile jugé trop peu couvrant. Les femmes n’ont pas le droit de s’éloigner de plus de 77 kilomètres de chez elles sans être accompagnées d’un homme de leur famille proche. Un décret récent leur « conseille » de ne pas quitter leur domicile sauf en cas de besoin. « L’hiver dernier, mon chauffeur et moi-même avons été retenus une demi-heure à un checkpoint. Il nous a fallu prouver qu’il n’était pas mon amoureux et qu’il m’amenait bien au travail », se souvient Raha, 25 ans.

Depuis, la jeune femme a perdu son emploi. « Un matin d’avril, les trois autres femmes du bureau et moi-même avons reçu un mail nous demandant de rassembler nos affaires car nous étions renvoyées: notre chef avait reçu des pressions de la part de talibans », décrit-elle. Le monde du travail est essentiellement réservé aux hommes. Fonctionnaires, ingénieurs, artistes, vendeuses, entrepreneuses ou professeurs, les femmes sont cantonnées à la sphère domestique.

Depuis un an, certaines ont bien tenté de manifester dans la rue pour défendre leurs droits… Mais ce genre de procession a rapidement été interdit, et la plupart des participantes arrêtées. Les rumeurs de mauvais traitements commis en prison se multiplient, et une ancienne détenue a avoué au Figaro, sous condition d’anonymat, avoir été violée par ses geôliers. « En Afghanistan, une femme victime d’agression sexuelle est souvent perçue comme coupable et déshonorée. Alors, si on se fait arrêter, ce qu’on craint le plus, c’est d’être rejetées par nos familles », expliquait en mai dernier une manifestante tout juste relâchée de prison. « Les policiers et le personnel des centres de détention jouent avec cette peur et font subir aux femmes une forme de torture psychologique, confirme Nicolette Waldman, chercheuse auprès d’Amnesty International et co-autrice d’un récent rapport sur les droits des femmes dans le pays. « Bien souvent, ils n’ont qu’à proférer des menaces pour obtenir des informations, car le déshonneur est perçu comme pire encore que la mort. »

En mars, le jour de la rentrée des classes, les filles se sont vu refuser l’entrée au collège et au lycée. L’Afghanistan est encore, aujourd’hui, le seul pays au monde où les filles n’ont pas le droit d’aller à l’école au-delà du CM2. Leurs aînées ne sont pas beaucoup mieux loties: hommes et femmes n’étant plus autorisés à fréquenter ensemble l’université, et les étudiantes n’ayant plus le droit de suivre des cours donnés par des hommes, les études supérieures leur sont, de fait, déniées. « La plupart des établissements n’ont tout simplement pas assez de salles de classe, ni d’enseignantes de sexe féminin, pour assurer les cours réservés aux femmes », témoigne le directeur d’une université privée. « Avec un petit groupe de copines, on continue d’aller à l’université. Mais on n’apprend pas grand-chose. L’idée est surtout de sortir de chez nous et de nous retrouver entre amies », confie Nigina, 27 ans, étudiante en littérature anglaise. En juin dernier, des responsables talibans ont organisé une réunion pour discuter de l’éducation des femmes. Aucune n’y a été conviée, et aucune décision n’a été prise pour favoriser leur accès au monde académique.

Les étudiants de sexe masculin n’ont guère plus d’avenir. De nombreux enseignants ont fui à l’étranger, et ont été remplacés par des mollahs. La crise économique, muée en catastrophe humanitaire, fait que les diplômés demeurent au chômage. Attablé à un café de Kaboul, Elhamullah, tout juste diplômé en Affaires internationales, se désole: « Je passe mes journées chez moi, à jouer sur mon téléphone. Je ne peux pas faire grand-chose d’autre car je n’ai pas d’argent. Me promener dans les parcs me déprime encore plus car au fond de moi, je sais qu’il n’y a aucune raison d’être heureux. » Rencontré pour la première fois alors qu’il venait de survivre à l’attentat du groupe État islamique à l’université de Kaboul en décembre 2020, il avait gardé son sens de l’humour et une certaine légèreté. Quand les talibans avaient pris le pouvoir l’été suivant, il avait refusé de désespérer, ne se préoccupant que de la reprise des cours afin de terminer ses examens. Un an plus tard, la philosophie et l’espoir ont laissé place à un fatalisme aigri.

Comme le gouvernement taliban n’est reconnu par presque aucun autre État, la plupart des représentations diplomatiques n’ont pas rouvert leurs portes et traitent des sujets afghans depuis des pays de la région. Alors, les consulats européens et américains dans les pays limitrophes, comme le Pakistan ou l’Iran, sont submergés de demandes d’Afghans, souvent jeunes, qui désespèrent d’obtenir un visa. En août 2021, des ambassades et entreprises privées avaient coordonné des missions d’évacuation en urgence. Des milliers d’Afghans s’étaient alors amassés aux portes de l’aéroport de Kaboul, dans l’espoir d’être admis sur «une liste d’évacuation» ou un avion en partance pour « ailleurs » . Plusieurs personnes, y compris des enfants, avaient été blessées et tuées dans des mouvements de foule, par des tirs de combattants talibans ou lors d’un attentat du groupe État islamique. Deux frères s’étaient agrippés aux ailes d’un avion en train de décoller. La photo du cadavre de l’un des deux adolescents gisant sur le tarmac est devenue un symbole de la frénésie qui marqua ces semaines d’automne. Le corps de son frère n’a jamais été retrouvé.

Depuis, de nombreux Afghans supplient toujours d’être « évacués », même si ce type de processus s’est depuis longtemps arrêté. Heelai, 23 ans, avait choisi de rester. Cette camarade de promotion d’Elhamullah avait, comme lui, sauté par une fenêtre du deuxième étage de sa faculté lors de l’attentat de 2020 pour échapper aux assaillants. Lorsque les talibans ont fait irruption à Kaboul, la jeune anglophone a refusé une opportunité d’être évacuée aux États-Unis. « Les talibans disent qu’ils ont changé. Beaucoup de gens les croient. Je veux rester dans mon pays pour le reconstruire », disait-elle le 16 août 2021. Un an plus tard, la jeune diplômée a perdu ses illusions. « Mon rêve, c’était de travailler pour le ministère de l’Éducation supérieure et d’œuvrer pour l’éducation des filles et des femmes. Aujourd’hui, je ne peux même plus rêver de marcher dans la rue sans me faire harceler par des combattants armés », soupire-t-elle. Sa mère, veuve, qui travaillait en tant que couturière dans une boutique, a perdu son emploi. Ses deux frères sont au chômage. Comme de très nombreuses familles afghanes, celle d’Heelai redoute l’arrivée de l’hiver.

Depuis un an, l’Afghanistan sombre dans une crise économique doublée d’une catastrophe humanitaire. Avant le 15 août 2021, le pays était déjà l’un des plus pauvres du monde. Sous perfusion internationale, il n’avait presque aucune capacité de production mais, dans les grandes villes surtout, une classe moyenne se développait grâce aux divers programmes internationaux destinés à promouvoir l’éducation, la recherche, la création d’entreprise ou encore l’inclusion des femmes dans la vie active. Puis, lorsque les insurgés ont pris le pouvoir sans aucun processus démocratique, les grandes instances internationales comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international ainsi que le gouvernement américain, principal bailleur de l’Afghanistan, ont retiré leur aide financière. « Du jour au lendemain, l’Afghanistan a perdu 40 % de son PIB », précise Ibraheem Bahiss, chercheur auprès de l’International Crisis Group. L’inflation et l’impossibilité pour les nouveaux régents d’accéder aux fonds de la Banque centrale afghane, majoritairement à l’étranger, ont achevé de paralyser le pays.

Un an plus tard, selon Human Rights Watch, 90 % des foyers afghans ne mangent pas à leur faim. Une grande partie de la population souffre de malnutrition aiguë. Le Programme alimentaire mondial estime que l’Afghanistan est le pays au monde où l’insuffisance alimentaire est la plus généralisée. De plus en plus de familles doivent se résoudre à ne pas envoyer un enfant malade à l’hôpital, afin de garder assez d’argent pour nourrir les autres. La pratique de la vente d’enfants ou du mariage précoce de fillettes contre de l’argent, déjà présente en Afghanistan, s’est répandue. En février dernier, déjà, le Comité international de la Croix-Rouge a prévenu que « si rien n’est fait, la crise humanitaire pourrait causer plus de morts que 20 années de guerre ». Depuis, la situation n’a fait qu’empirer et le pays a connu un terrible séisme qui a tué, blessé et déplacé des milliers de personnes.

Les humanitaires observent avec inquiétude que « les organisations locales et étrangères sont incapables de pallier une crise d’une telle ampleur. À cela s’ajoute le fait que les fonds sont aujourd’hui surtout dirigés en Ukraine, où se déroule un terrible conflit, » ajoute Justyna Bajer, chef de mission en Afghanistan de l’ONG Première Urgence. Passé le choc de l’arrivée des talibans au pouvoir, l’Afghanistan a baissé dans l’ordre de priorité des bailleurs internationaux. « Sans compter qu’à cause des sanctions internationales contre le gouvernement taliban, les seuls fonds qui peuvent parvenir au pays sont ceux destinés aux projets humanitaires, souligne Justyna Bajer. Ceux destinés aux programmes de développement ou qui servaient à payer les salaires des fonctionnaires par exemple, ne sont plus versés depuis un an. »

Le gouvernement taliban, incapable de nourrir sa population, de gouverner son pays ni de s’imposer sur la scène internationale, fait également face à deux importants défis sécuritaires. D’une part, la faction locale de Daech est loin d’avoir disparu. D’autre part, selon Ibraheem Bahiss de l’International Crisis Group, « plus d’une dizaine de groupes armés ont émergé depuis un an, qui prétendent défier le gouvernement taliban et rétablir une République. Pour l’heure, ces milices sont très localisées et seules deux ont une réelle capacité opérationnelle. Mais, un an seulement après le début de leur règne, les talibans font déjà face à deux ennemis inquiétants qui pourraient encore davantage déstabiliser le pays. »

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