Le 31 mai, nous avons organisé une soirée à La Bellevilloise pour prolonger la campagne et réaffirmer collectivement la nécessité de mettre en place un programme d’accueil d’urgence pour les femmes Afghanes ayant fui en Iran et au Pakistan. Près de 200 personnes, représentant·e·s d’associations, d’organisations internationales, d’institutions, militant·e·s ou citoyen·ne·s engagé·e·s ont participé à ce fort moment d’échange et de mobilisation.
« Votre présence ce soir montre notre capacité à nous mobiliser pour les femmes afghanes. » (Delphine Rouilleault)
La soirée a débuté par la projection d’extraits du film « Afghanes » de Solène Chalvon-Fioriti, Grand-Reporter et réalisatrice, qui a enquêté plusieurs mois en Afghanistan après la prise de pouvoir des talibans.
Par les yeux de femmes afghanes, c’est l’horreur de vivre sous le régime taliban qui a été dépeint à l’écran, mettant en lumière leur situation dans un système qui ne cesse de brider leurs libertés et leurs droits fondamentaux.
Suite à la projection, la réalisatrice du documentaire, la Grand-Reporter Margaux Benn, et Shabnam Salahshoor, militante afghane arrivée en France en 2021, ont insisté sur la nécessité de poursuivre les mobilisations afin de provoquer une « prise de conscience » vis-à-vis de la situation actuelle des femmes afghanes et obtenir la création d’un programme d’accueil. La première forme d’aide pour toutes et tous est ainsi de relayer le plus possible l’appel Accueillir les Afghanes pour que le vécu de ces femmes ne soit pas ignoré.
« On nous demande souvent comment aider. Aider aujourd’hui, c’est relayer le plus possible cet appel, diffuser cette parole. L’action ensuite doit venir des autorités françaises. » (Margaux Benn)
Shabnam Salahshoor a appelé à la mise en place de différentes actions, notamment une simplification de la procédure de demande d’asile avec un accès facilité à des visas, des formations pour apprendre la langue française une fois les femmes arrivées en France, et la création de places d’hébergement.
« Les femmes afghanes en Iran et au Pakistan ont besoin de visas. Nous parlons beaucoup du sort des femmes afghanes et c’est une bonne chose, mais nous attendons maintenant des changements concrets. » (Shabnam Salahshoor)
S’il peut sembler complexe d’engager des actions en Afghanistan, des efforts peuvent être fournis dans les pays voisins (Iran, Pakistan), où les femmes s’exilent pour ensuite accéder aux pays occidentaux mais y restent souvent bloquées, dans des conditions indignes. Comme Solène Chalvon-Fioriti a pu le rappeler pendant l’évènement, leur situation dans ces pays semble parfois aussi précaire et dangereuse que celle vécue en Afghanistan.
L’évènement a aussi été l’occasion de mettre en avant le nouveau rapport d’Amnesty international, publié en collaboration avec la Commission internationale de juristes, La Guerre des Talibans contre les femmes. « La spécificité de notre rapport, c’est de dire que les persécutions sont basées sur le genre, systématiques, et qu’au regard du droit international, on est face à des crimes contre l’humanité. » a souligné le président d’Amnesty International France, Jean-Claude Samouiller. De ce fait, pour Amnesty, les États doivent reconnaitre de façon automatique le statut de réfugié aux femmes afghanes. La soirée s’est poursuivie avec les interventions de signataires de l’appel publié le 21 avril et soutenu par plus de 350 personnalités : Dominique Attias, avocate, et Fabienne Servan-Schreiber, productrice de cinéma, ainsi que Céline Schmitt, porte-parole du HCR qui ont exposé ce que chacun·e peut faire pour soutenir les femmes afghanes.
« On ne lâche pas, on ne vous lâche pas, chacune, chaque fille, chaque femme, nous sommes toutes concernées. Ce sont les femmes du monde qui sont attaquées. » (Dominique Attias)
Pour Fabienne Servan-Schreiber, les films comme « Afghanes » peuvent être un vecteur important de sensibilisation et de mobilisation. Elle a appelé à se rassembler et à établir un réseau de soutiens aux femmes afghanes. Quant à Céline Schmitt, elle est revenue sur la nécessité de créer des voies légales d’accès à la France pour les femmes afghanes : « Il y a plusieurs voies légales que l’on peut construire à travers la mobilisation de différents acteurs : des couloirs humanitaires, des voies de mobilité par le travail, des couloirs universitaires, des couloirs permis par la réinstallation… »
Enfin, Najat Vallaud-Belkacem, présidente de France terre d’asile, a mis en lumière les moyens pour organiser l’accueil des femmes afghanes et leur garantir l’asile : « Nous demandons aux autorités de simplifier la demande de visa pour les Afghanes en Iran et au Pakistan, de renforcer nos consulats, d’organiser la protection de ces femmes sur place, de permettre leur arrivée sécurisée en France et de leur garantir l’asile. »
Pourquoi la France doit accueillir les femmes afghanes
Les femmes afghanes vivent un cauchemar depuis presque deux ans et le retour au pouvoir des fondamentalistes islamistes talibans. Une oppression systématique et brutale en raison de leur genre, dont témoignent nos invitées.
Il avait voulu, coûte que coûte, porter haut les couleurs de l’Afghanistan: au sommet du K2, la deuxième montagne la plus haute du monde, située aux confins du Pakistan et de la Chine. À la fin du printemps, persécuté par les talibans, Aliakbar Sakhi avait laissé Kaboul sous son nuage de smog, dans ce creuset entouré de collines. En juillet, il est mort, sans oxygène mais à l’air le plus pur. Son cadavre a été fixé là par un compagnon d’ascension iranien qui s’est chargé de hisser au sommet, au côté de la bannière iranienne, celle de l’Afghanistan.
« Wish me luck! » (« souhaite-moi bonne chance! »), avait écrit le jeune alpiniste au Figaro, peu avant son départ pour la montagne. Aujourd’hui, son message a disparu. L’application de messagerie cryptée était programmée pour effacer les conversations au bout de quelques heures. Lors de sa première rencontre avec Le Figaro dans la capitale afghane en février dernier, le trentenaire venait en effet de fuir, par la lucarne des toilettes, les tortures quotidiennes dans une prison talibane. Son crime: avoir travaillé pour le gouvernement précédent et avoir créé un groupe de randonnée mêlant hommes et femmes. Les talibans n’ont jamais su qu’ils détenaient non seulement un ancien fonctionnaire adepte des sports d’extérieur, mais aussi un ingénieur qui, avec une poignée de collègues, avait saboté le matin du 15 août – alors même que les étudiants en religion s’emparaient de Kaboul – le système de traçage et d’écoute des télécommunications: « pour que les talibans ne l’utilisent pas pour traquer leurs opposants », avait-il expliqué, dans un café discret de la capitale.
Aliakbar le résistant, le sportif, le féministe engagé pour l’inclusion des femmes dans le minuscule monde de l’alpinisme afghan, est mort libre et loin de ses bourreaux. Des centaines de milliers d’autres hommes et femmes doivent, pour leur part, tenter d’étouffer leur rage de vivre sous le régime des mollahs. Depuis que les talibans ont pris le pouvoir le 15 août dernier, ils n’ont eu de cesse d’imposer des règles visant à restreindre les libertés des Afghans. Et surtout des Afghanes. Écouter de la musique non religieuse est interdit, et de nombreux musiciens ont dû accepter que leurs instruments soient détruits sous leurs yeux. La majorité des journalistes ont fui le pays. D’autres ont été arrêtés et torturés.
Le ministère des Droits des femmes a été remplacé par celui de la Prévention du vice et de la Promotion de la vertu. Les représentations de femmes dans l’espace public – sur les panneaux publicitaires, par exemple – sont interdites. Les femmes doivent dissimuler leur visage. Le port de la burqa, ce voile qui couvre entièrement la tête et le corps, muni d’une petite grille au niveau des yeux, est encouragé. Plusieurs femmes ont décrit au Figaro avoir été menacées ou battues en pleine rue par des policiers talibans pour avoir porté un voile jugé trop peu couvrant. Les femmes n’ont pas le droit de s’éloigner de plus de 77 kilomètres de chez elles sans être accompagnées d’un homme de leur famille proche. Un décret récent leur « conseille » de ne pas quitter leur domicile sauf en cas de besoin. « L’hiver dernier, mon chauffeur et moi-même avons été retenus une demi-heure à un checkpoint. Il nous a fallu prouver qu’il n’était pas mon amoureux et qu’il m’amenait bien au travail », se souvient Raha, 25 ans.
Depuis, la jeune femme a perdu son emploi. « Un matin d’avril, les trois autres femmes du bureau et moi-même avons reçu un mail nous demandant de rassembler nos affaires car nous étions renvoyées: notre chef avait reçu des pressions de la part de talibans », décrit-elle. Le monde du travail est essentiellement réservé aux hommes. Fonctionnaires, ingénieurs, artistes, vendeuses, entrepreneuses ou professeurs, les femmes sont cantonnées à la sphère domestique.
Depuis un an, certaines ont bien tenté de manifester dans la rue pour défendre leurs droits… Mais ce genre de procession a rapidement été interdit, et la plupart des participantes arrêtées. Les rumeurs de mauvais traitements commis en prison se multiplient, et une ancienne détenue a avoué au Figaro, sous condition d’anonymat, avoir été violée par ses geôliers. « En Afghanistan, une femme victime d’agression sexuelle est souvent perçue comme coupable et déshonorée. Alors, si on se fait arrêter, ce qu’on craint le plus, c’est d’être rejetées par nos familles », expliquait en mai dernier une manifestante tout juste relâchée de prison. « Les policiers et le personnel des centres de détention jouent avec cette peur et font subir aux femmes une forme de torture psychologique, confirme Nicolette Waldman, chercheuse auprès d’Amnesty International et co-autrice d’un récent rapport sur les droits des femmes dans le pays. « Bien souvent, ils n’ont qu’à proférer des menaces pour obtenir des informations, car le déshonneur est perçu comme pire encore que la mort. »
En mars, le jour de la rentrée des classes, les filles se sont vu refuser l’entrée au collège et au lycée. L’Afghanistan est encore, aujourd’hui, le seul pays au monde où les filles n’ont pas le droit d’aller à l’école au-delà du CM2. Leurs aînées ne sont pas beaucoup mieux loties: hommes et femmes n’étant plus autorisés à fréquenter ensemble l’université, et les étudiantes n’ayant plus le droit de suivre des cours donnés par des hommes, les études supérieures leur sont, de fait, déniées. « La plupart des établissements n’ont tout simplement pas assez de salles de classe, ni d’enseignantes de sexe féminin, pour assurer les cours réservés aux femmes », témoigne le directeur d’une université privée. « Avec un petit groupe de copines, on continue d’aller à l’université. Mais on n’apprend pas grand-chose. L’idée est surtout de sortir de chez nous et de nous retrouver entre amies », confie Nigina, 27 ans, étudiante en littérature anglaise. En juin dernier, des responsables talibans ont organisé une réunion pour discuter de l’éducation des femmes. Aucune n’y a été conviée, et aucune décision n’a été prise pour favoriser leur accès au monde académique.
Les étudiants de sexe masculin n’ont guère plus d’avenir. De nombreux enseignants ont fui à l’étranger, et ont été remplacés par des mollahs. La crise économique, muée en catastrophe humanitaire, fait que les diplômés demeurent au chômage. Attablé à un café de Kaboul, Elhamullah, tout juste diplômé en Affaires internationales, se désole: « Je passe mes journées chez moi, à jouer sur mon téléphone. Je ne peux pas faire grand-chose d’autre car je n’ai pas d’argent. Me promener dans les parcs me déprime encore plus car au fond de moi, je sais qu’il n’y a aucune raison d’être heureux. » Rencontré pour la première fois alors qu’il venait de survivre à l’attentat du groupe État islamique à l’université de Kaboul en décembre 2020, il avait gardé son sens de l’humour et une certaine légèreté. Quand les talibans avaient pris le pouvoir l’été suivant, il avait refusé de désespérer, ne se préoccupant que de la reprise des cours afin de terminer ses examens. Un an plus tard, la philosophie et l’espoir ont laissé place à un fatalisme aigri.
Comme le gouvernement taliban n’est reconnu par presque aucun autre État, la plupart des représentations diplomatiques n’ont pas rouvert leurs portes et traitent des sujets afghans depuis des pays de la région. Alors, les consulats européens et américains dans les pays limitrophes, comme le Pakistan ou l’Iran, sont submergés de demandes d’Afghans, souvent jeunes, qui désespèrent d’obtenir un visa. En août 2021, des ambassades et entreprises privées avaient coordonné des missions d’évacuation en urgence. Des milliers d’Afghans s’étaient alors amassés aux portes de l’aéroport de Kaboul, dans l’espoir d’être admis sur «une liste d’évacuation» ou un avion en partance pour « ailleurs » . Plusieurs personnes, y compris des enfants, avaient été blessées et tuées dans des mouvements de foule, par des tirs de combattants talibans ou lors d’un attentat du groupe État islamique. Deux frères s’étaient agrippés aux ailes d’un avion en train de décoller. La photo du cadavre de l’un des deux adolescents gisant sur le tarmac est devenue un symbole de la frénésie qui marqua ces semaines d’automne. Le corps de son frère n’a jamais été retrouvé.
Depuis, de nombreux Afghans supplient toujours d’être « évacués », même si ce type de processus s’est depuis longtemps arrêté. Heelai, 23 ans, avait choisi de rester. Cette camarade de promotion d’Elhamullah avait, comme lui, sauté par une fenêtre du deuxième étage de sa faculté lors de l’attentat de 2020 pour échapper aux assaillants. Lorsque les talibans ont fait irruption à Kaboul, la jeune anglophone a refusé une opportunité d’être évacuée aux États-Unis. « Les talibans disent qu’ils ont changé. Beaucoup de gens les croient. Je veux rester dans mon pays pour le reconstruire », disait-elle le 16 août 2021. Un an plus tard, la jeune diplômée a perdu ses illusions. « Mon rêve, c’était de travailler pour le ministère de l’Éducation supérieure et d’œuvrer pour l’éducation des filles et des femmes. Aujourd’hui, je ne peux même plus rêver de marcher dans la rue sans me faire harceler par des combattants armés », soupire-t-elle. Sa mère, veuve, qui travaillait en tant que couturière dans une boutique, a perdu son emploi. Ses deux frères sont au chômage. Comme de très nombreuses familles afghanes, celle d’Heelai redoute l’arrivée de l’hiver.
Depuis un an, l’Afghanistan sombre dans une crise économique doublée d’une catastrophe humanitaire. Avant le 15 août 2021, le pays était déjà l’un des plus pauvres du monde. Sous perfusion internationale, il n’avait presque aucune capacité de production mais, dans les grandes villes surtout, une classe moyenne se développait grâce aux divers programmes internationaux destinés à promouvoir l’éducation, la recherche, la création d’entreprise ou encore l’inclusion des femmes dans la vie active. Puis, lorsque les insurgés ont pris le pouvoir sans aucun processus démocratique, les grandes instances internationales comme la Banque mondiale, le Fonds monétaire international ainsi que le gouvernement américain, principal bailleur de l’Afghanistan, ont retiré leur aide financière. « Du jour au lendemain, l’Afghanistan a perdu 40 % de son PIB », précise Ibraheem Bahiss, chercheur auprès de l’International Crisis Group. L’inflation et l’impossibilité pour les nouveaux régents d’accéder aux fonds de la Banque centrale afghane, majoritairement à l’étranger, ont achevé de paralyser le pays.
Un an plus tard, selon Human Rights Watch, 90 % des foyers afghans ne mangent pas à leur faim. Une grande partie de la population souffre de malnutrition aiguë. Le Programme alimentaire mondial estime que l’Afghanistan est le pays au monde où l’insuffisance alimentaire est la plus généralisée. De plus en plus de familles doivent se résoudre à ne pas envoyer un enfant malade à l’hôpital, afin de garder assez d’argent pour nourrir les autres. La pratique de la vente d’enfants ou du mariage précoce de fillettes contre de l’argent, déjà présente en Afghanistan, s’est répandue. En février dernier, déjà, le Comité international de la Croix-Rouge a prévenu que « si rien n’est fait, la crise humanitaire pourrait causer plus de morts que 20 années de guerre ». Depuis, la situation n’a fait qu’empirer et le pays a connu un terrible séisme qui a tué, blessé et déplacé des milliers de personnes.
Les humanitaires observent avec inquiétude que « les organisations locales et étrangères sont incapables de pallier une crise d’une telle ampleur. À cela s’ajoute le fait que les fonds sont aujourd’hui surtout dirigés en Ukraine, où se déroule un terrible conflit, » ajoute Justyna Bajer, chef de mission en Afghanistan de l’ONG Première Urgence. Passé le choc de l’arrivée des talibans au pouvoir, l’Afghanistan a baissé dans l’ordre de priorité des bailleurs internationaux. « Sans compter qu’à cause des sanctions internationales contre le gouvernement taliban, les seuls fonds qui peuvent parvenir au pays sont ceux destinés aux projets humanitaires, souligne Justyna Bajer. Ceux destinés aux programmes de développement ou qui servaient à payer les salaires des fonctionnaires par exemple, ne sont plus versés depuis un an. »
Le gouvernement taliban, incapable de nourrir sa population, de gouverner son pays ni de s’imposer sur la scène internationale, fait également face à deux importants défis sécuritaires. D’une part, la faction locale de Daech est loin d’avoir disparu. D’autre part, selon Ibraheem Bahiss de l’International Crisis Group, « plus d’une dizaine de groupes armés ont émergé depuis un an, qui prétendent défier le gouvernement taliban et rétablir une République. Pour l’heure, ces milices sont très localisées et seules deux ont une réelle capacité opérationnelle. Mais, un an seulement après le début de leur règne, les talibans font déjà face à deux ennemis inquiétants qui pourraient encore davantage déstabiliser le pays. »
Réalisé par : Solène Chalvon-Fioriti et Margaux Benn
Maison de production : KRAKEN FILMS / LCP-Assemblée nationale / France Télévisions
Société | 2023 | 52 min | Français
Elles s’appellent Sofia et Niguina. Elles sont Afghanes, belles, fières, meilleures amies. Et, malgré elles et sans le savoir, icônes de la jeunesse désoeuvrée de Kaboul. Derrière les rideaux de leur salon de beauté dont la façade extérieure à été saccagée par les Talibans, elles font vivre à bout de bras une petite équipe et un rêve : celui de protéger leur dernier espace de liberté.
L’histoire commence en août 2021, juste après l’accession fulgurante des mollahs au pouvoir. Pendant un an et demi, à mesure que les extrémistes assènent aux Afghans, surtout aux femmes, de nouvelles lois liberticides, nous suivons les deux amies dans leur salon d’esthétique et à travers la capitale afghane : dans un parc où elles sont les seules à encore oser montrer leurs visages ; au sommet des collines où elles apprennent à conduire en secret ; sur une grande-roue où, cheveux au vent, elles échappent de justesse aux Talibans…
Et puis, sur le chemin de l’exil. Car la répression devient trop dure, trop étouffante, trop violente. La quête de légèreté des jeunes femmes devient un projet de fuite… Qui testera leur résilience, leur courage, et même leur amitié.
Maison de production : Elephant Doc / Chrysalide Film / France Télévisions
Société | 2023 | 1 h 14 min | Français
Diffusé le 12/03/23 à 20h58 Disponible jusqu’au 19/07/23
Des femmes muselées. Des prisonnières, mises en cage sous leur burqa, victimes éternelles de la barbarie des talibans. Ainsi sont-elles figées dans nos imaginaires. A rebours des clichés misogynes qui les frappent traditionnellement, quatre générations de femmes afghanes se racontent. Elles désignent leurs bourreaux, mettent en mots leurs espoirs et leurs combats. A travers leurs récits se dessine l’histoire de tout un pays. Une parole au féminin, confisquée depuis que les fondamentalistes talibans ont repris le pouvoir… mais instrumentalisée bien avant eux.
Car des Soviétiques à l’OTAN, des moudjahidins à l’éphémère République effondrée en 2021, Afghanes montre, archives inédites à l’appui, comment les Afghanes seront toujours cantonnées à la propagande politique, même de la part de leurs supposés libérateurs. Un travail d’enquête mené par la réalisatrice du film Solène Chalvon-Fioriti, correspondante en Afghanistan pendant plus d’une décennie.
Par la force des témoignages et leur diversité, par un tournage au plus près de l’intime, de l’enfance, sans homme environnant, ce film édifiant s’emploie à restituer la voix des éternelles damnées de l’Histoire afghane. Un document d’Histoire d’autant plus rare que l’Afghanistan des talibans s’isole à grands pas du monde, et barre progressivement l’accès aux journalistes étrangers. Comme un long cri, les Afghanes nous offrent une grande épopée féminine. Un récit encore possible il y a quelques mois, mais qui risque de disparaître à mesure que les talibans intensifient la répression… et que le pays s’enfonce dans la nuit.
C’est le matin, peut-être. Un mince faisceau jaunâtre se heurte au béton froid de la cellule. Recroquevillé à même le sol, un jeune homme se réveille. L’odeur du sang séché a troublé ses cauchemars et lui donne la nausée. Une auréole poisseuse est plaquée sur le linge noir qui recouvre son visage tuméfié. Son dos est lacéré de marques rouges. Se mouvoir, c’est avoir plus mal encore. Rester ainsi, c’est s’engourdir et reporter la douleur à plus tard.
Le cliquetis. Des bruits de pas. Comme la veille, le jeune homme est hissé tel un pantin désarticulé. Direction : la salle d’interrogatoire. Aujourd’hui encore, les coups de bâton ne suffiront pas à étancher l’acharnement des geôliers. Il y aura aussi les électrochocs, si nombreux qu’il croira mourir là, attaché à un coin de la pièce par une corde, trempé d’eau, à chaque fois que le câble électrique du bourreau viendra frôler son corps.
« Je me suis réveillé sur un lit d’hôpital. Ils ont dû y aller trop fort », raconte-t-il au Figaro, sous couvert d’anonymat, quatre mois après son supplice. Trompant l’attention des gardes qui faisaient les cent pas dans le couloir, il s’est faufilé par la lucarne des toilettes de cette clinique privée du quartier résidentiel Taimani à Kaboul, réquisitionnée comme tant d’autres locaux et maisons de particuliers par les talibans, nouveaux régents du pays. « Et j’ai fui. J’ai couru sans me retourner. J’ai détruit mon téléphone, changé de carte SIM, trouvé le moyen de me rendre dans ma province d’origine et m’y suis caché trois mois. Quasiment personne ne sait que je suis de retour à Kaboul, mes amis me pensent même à l’étranger », chuchote-t-il dans le café discret où il a accepté de livrer, en partie, son récit. Les éléments les plus sensibles seront relatés via une application de messagerie cryptée, et automatiquement effacés.
« Monstres incontrôlables »
Nous l’appellerons Ali. Ingénieur, ce trentenaire aux traits fins avait travaillé en tant que consultant pour l’Otan, le ministère de l’Intérieur ainsi que les NDS, les services secrets afghans du gouvernement précédent. « J’ai participé à installer et maintenir leur système de traçage et d’écoute des télécommunications », résume-t-il humblement. Mais voilà : lorsqu’ils ont pris les rênes du pouvoir à la mi-août 2021, les talibans ont trouvé le logiciel hors d’usage. « Ils ne le savent pas, mais c’est justement moi et une poignée de collègues qui avons saboté le système à 10 heures du matin le 15 août dernier, quelques heures avant que les talibans n’entrent tout à fait dans la capitale », confie-t-il.
Ces derniers, donc, lui intimèrent de remettre le système d’aplomb. Mais leur captif nia avoir les compétences nécessaires et asséna que, de toute manière, il ne les aiderait jamais à espionner activistes et autres opposants. Les interrogateurs, excédés, changèrent de méthode. « Ils sont devenus des monstres incontrôlables », se rappelle Ali. « Ils m’ont tout fait… Si bien que, rien qu’à évoquer ces jours-là, j’ai les mains et les genoux qui tremblent. »
Ali était écroué dans un ancien centre des services de renseignement afghans, réservé à l’incarcération – tout aussi musclée – des personnes soupçonnées de terrorisme. « Quelle ironie : maintenant, ce sont les terroristes qui y torturent d’anciens employés des services secrets ! » grince-t-il. Fin 2021, l’ONU estimait qu’environ 200 personnes, y compris d’anciens membres des forces afghanes ou des services de renseignements du gouvernement d’Ashraf Ghani, avaient été exécutées par les talibans… Un chiffre bien en deçà du réel selon la plupart des observateurs, et en constante évolution.
Si Ali ne s’était pas enfui, il serait sûrement mort. « C’est une question logistique, » justifie un haut responsable afghan, tout juste sorti d’une réunion avec le directeur de la prison de Pol-e Charkhi, l’une des plus grandes d’Afghanistan. Les caisses du pays sont vides, et les geôliers n’ont pas de quoi nourrir les détenus. « Les directeurs de prisons demandent aux familles des criminels, ou à leurs victimes, de verser de l’argent pour le pain. Si personne ne donne de l’argent, alors ils sont libérés… Mais pas sans avoir été torturés, pour qu’ils apprennent leur leçon ! » explique le responsable. Les détenus considérés comme « terroristes », ou ceux qui ont travaillé avec les NDS, sont tout bonnement tués s’ils n’acceptent pas de collaborer… Sauf, peut-être, s’ils ont de l’entregent : selon le même responsable, sur 80 hommes embastillés par les talibans depuis quatre mois, dont certains étaient accusés d’appartenir au groupe État islamique, 50 ont été libérés.
Un message réveille les téléphones. « Ils sont dans l’immeuble voisin : tenez-vous prêts ! » alerte un membre d’un groupe sur un réseau social, qui rassemble des chercheurs, journalistes et autres acteurs de la société civile afghans et étrangers. En cette fin de mois de février, les autorités ont entamé une vaste opération de fouilles à Kaboul et dans d’autres villes afghanes. L’opération coïncide avec l’approche du printemps, la « saison des combats ». Des groupes armés continuent en effet d’opposer au régime une résistance à bas bruit, localisée mais persistante, en particulier dans la région du Panchir. Sur les applications de messagerie ou par le bouche-à-oreille, les Kaboulis se tiennent au courant de la progression des redoutées « talochi » (les fouilles). Chez les familles pachtounes (l’ethnie dont sont issus la plupart des talibans), les inquisiteurs se montrent plus courtois. Chez les Occidentaux aussi : lorsqu’ils ont fouillé le logement du Figaro, la dizaine de vingtenaires barbus, munis de masques chirurgicaux « à cause du coronavirus », ont même accepté de retirer leurs chaussures à l’entrée. Dans les quartiers panchiris en revanche, les maisons sont vandalisées et plusieurs personnes ont été arrêtées sans que leurs proches aient, à ce jour, de leurs nouvelles. Plusieurs témoins rapportent que les talibans déchirent parfois les passeports afin d’empêcher les gens de quitter le pays. Les étudiants en religion, bien plus corrompus que jadis, tiennent par ailleurs le bureau des passeports, où le coût d’un exemplaire dépasse les mille dollars.
Dans ce nouvel Afghanistan en proie à la pire catastrophe humanitaire au monde selon l’ONU, le désespoir s’ajoute à la terreur. Alors, pour éviter les problèmes, les délations se multiplient. Dans un salon de thé du centre-ville de Kaboul, Aïcha et Sadreh discutent dans un recoin sombre de l’espace réservé aux familles et, par extension, aux femmes. Elles ne se prénomment pas vraiment ainsi, et ne se rencontrent qu’une fois par semaine pour ne pas éveiller les soupçons de leurs voisins. « Nous sommes en alerte rouge, » déclare Sadreh, 24 ans. Son air grave détonne avec son visage enfantin. « De nombreuses femmes affiliées au réseau féministe auquel nous appartenons ont été arrêtées par les talibans. Elles connaissent nos noms, nos adresses… Ce n’est qu’une question de temps avant que nous soyons arrêtées à notre tour », s’inquiète-t-elle.
« Même si les filles ne parlent pas, les talibans trouveront toutes les informations qu’ils veulent dans leurs téléphones portables », tranche son amie, cheveux courts coiffés d’une imitation de foulard Dior. « Ils y trouveront, si ce n’est déjà fait, nos numéros ainsi que tout plein de messages incriminants », détaille-t-elle, comme des préparatifs de réunions et de manifestations ou encore des insultes à ces « vieux mecs des campagnes». « J’ai en tête la vision de nos téléphones, roses et décorés d’autocollants, sur un bureau du ministère de l’Intérieur, et c’est aussi drôle que sinistre ! », sourit Sadreh avant de laisser choir sa tête dans ses mains.
« Talibans 2021 »
Ces jeunes femmes risquent la prison, la torture ou la mort… Mais qu’importe. « Perdues pour perdues, autant faire quelque chose ! », fanfaronne Sadreh, animée, dit-elle dans un anglais soigné, par « une sorte de besoin viscéral de lutter contre ces vieux bonshommes ». Mariée de force à l’adolescence à un mari « particulièrement cruel », ayant plusieurs fois tenté de la tuer, elle a été recueillie il y a environ un an par « des femmes qui, déjà, s’occupaient de cacher d’autres femmes ». Ces refuges pour victimes de violences conjugales ont été démantelés dès la venue des talibans au pouvoir. Certaines occupantes ont été emprisonnées ; D’autres sont à la rue. Les plus infortunées ont été retrouvées par leurs époux ou bien les ont rejoints, faute d’alternative. Alors, Sadreh a décidé d’agir à son tour.
Devenue « résistante », selon ses propres mots, cette ancienne étudiante en droit chapeaute un réseau informel qui loue en secret, grâce à des fonds étrangers, des appartements désaffectés pour y loger des femmes en errance. Elles ont fui un mari violent, une famille tyrannique ou encore les talibans. Ces trois catégories se confondent souvent : depuis la victoire des fondamentalistes, de nombreux Afghans se sont ralliés à eux, par opportunisme ou terreur. Des hommes, surnommés péjorativement « talibans 2021 » par les caciques du mouvement, profitent de liens familiaux ou amicaux avec les nouveaux gouvernants pour exercer une pression sur des femmes qu’ils convoitent, des rivaux en affaires ou toute personne qu’ils souhaitent extorquer. « Quasiment tout le monde connaît des talibans. Alors, beaucoup se sont rapprochés du cousin nouvellement promu chef de la police, gérant d’un checkpoint ou employé d’un ministère », explique Sadreh. Certains ont eux-mêmes rejoint les rangs des forces armées talibanes ou occupent des emplois fictifs dans des institutions dysfonctionnelles, mais qui confèrent à ceux qui y siègent un pouvoir indiscutable.
Au début de l’année, l’un des foyers pour femmes, mis en place par une féministe afghane exilée aux États-Unis, a été découvert par les talibans. Une trentaine de militantes, particulièrement actives dans les manifestations anti-talibans qui émaillent la capitale depuis l’automne, s’y étaient regroupées. Elles ont toutes été arrêtées. Le 19 janvier, Tamana Zaryabi Paryani, l’une des meneuses des cortèges féministes, a suscité l’effroi en diffusant en direct sur les réseaux sociaux ses supplications alors que les talibans, de l’autre côté de sa porte d’entrée, venaient pour l’arrêter. Elle ne serait relâchée, ainsi que trois autres camarades, que le mois suivant. Depuis, elle a coupé les ponts avec quasiment toutes ses connaissances.
Certaines prisonnières n’ont été libérées qu’après avoir – ainsi que plusieurs membres de leurs familles – signé un contrat au ministère de l’Intérieur promettant qu’elles ne divulgueraient à qui que ce soit, et encore moins aux médias, ce qu’elles ont subi en prison. D’autres ont même diffusé une vidéo, de toute évidence orchestrée par les autorités, sur laquelle elles disent, assises ensemble et l’air hagard, n’avoir manifesté pour leurs droits que pour émouvoir la communauté internationale afin d’obtenir un visa.
Toutes les femmes qui ont été libérées ont changé de numéro de téléphone et sont parties se réfugier chez des proches en province. « C’est le cas de ma meilleure amie, » témoigne Nassiba. « Nous n’avons discuté que brièvement au téléphone, il y a quelques jours », confie la jeune femme en ce début de mois de mars. « Ses phrases n’avaient aucun sens, mais elle a tout de même réussi à m’avouer qu’elle avait été violée en prison », affirme-t-elle. « J’ai essayé de la réconforter, je lui ai demandé si nous pouvions nous rencontrer, mais elle avait l’air terrifié et dans un état second. Elle a refusé », se désole Nassiba. Depuis, son amie est injoignable.
En septembre, les talibans se sont empressés de remplacer le ministère des Femmes par un ministère de la Prévention du vice et de la Promotion de la vertu. Selon un haut fonctionnaire issu du gouvernement déchu et qui, contrairement à la majorité de l’élite kaboulie, a choisi de rester au service de l’État « pour qu’il ne s’effondre pas », le ministre de la Prévention du vice et de la Promotion de la vertu a commencé à déployer des émissaires dans les autres institutions étatiques… « Pour veiller à ce que tous les employés respectent les codes vestimentaires, prient cinq fois par jour et toutes ces sortes de choses », lui a-t-on signifié. Bientôt, dit-il, ces surveillants seront postés dans tous les bâtiments publics du pays. « Ce n’est que le début. La police des mœurs va se faire de plus en plus visible. Quand je pense que les Occidentaux en sont encore à tenter de persuader les talibans d’inclure des femmes dans leur gouvernement ! » raille le quadragénaire qui, dépité, songe pour la toute première fois à quitter ses fonctions, et même le pays.
Prisons vidées
Ailleurs. D’une main, la jeune femme rabat un châle beige sur son corps hâve et maigre ; l’autre tremble trop. De froid et aussi d’autre chose. D’angoisse ? « Bien sûr : la mort m’attend dehors, ou peut-être la torture, mais je préfère la mort. » Livide, elle s’est recroquevillée par terre contre un mur du même ton dont elle semble émaner. Sana a 18 ans et elle n’existe plus. Pas plus que sa sœur Maryam et leur amie Atifa, elles aussi retranchées dans cette chambre qui n’existe pas non plus. Nous ne sommes nulle part, dans l’un des appartements loués par l’organisation de Sadreh.
« Qui préférerait la torture à la mort ? », rebondit justement Maryam, aussi ronde que sa cadette est rachitique. « Nous ne voulons pas être courageuses, nous n’avons pas choisi cette existence. On vivait et maintenant on se cache. » Les jeunes femmes ont donné à leur havre l’air d’un cocon douillet. Le lit, recouvert d’une couette aux motifs de chats, est flanqué d’une coiffeuse jonchée de tubes de maquillage. Deux rideaux mauves superposés cachent les jeunes femmes du reste du monde (nous sommes au rez-de-chaussée). De l’extérieur, les chiens errants aperçoivent tout au plus des spectres incertains.
Pour les rencontrer, il a fallu convaincre une interlocutrice anonyme, responsable de l’ONG informelle, sur un réseau crypté. Puis emprunter une route longue ponctuée de détours, « pour semer d’éventuels indiscrets », selon la dame sans nom.
À leur arrivée au pouvoir, puisqu’ils ne pouvaient pas maintenir les prisons, les talibans les ont vidées de leurs occupants… Libérant terroristes, criminels mais aussi de nombreux hommes condamnés pour violences domestiques. Ceux-ci se sont alors mis en quête de leurs épouses et de tous ceux qui avaient participé à les enfermer. Les nouveaux maîtres du pays rendirent la tâche facile : juges et avocats furent traqués, les dossiers dans leurs bureaux dérobés… Et avec ces derniers, une kyrielle de contacts, dont ceux des parties civiles.
Sana se tait. Elle avait pourtant commencé à parler la première, un peu, d’une voix timide, mais semble s’enfoncer encore dans le mur comme dans du coton, grelottante, ses yeux noisette rivés sur ses longs doigts fins qui ne cessent de trembler. D’un geste mécanique, primal, Maryam se rapproche de sa sœur. Toute à son étreinte, elle se change à son tour en ectoplasme muet.
Atifa prend le relais. Assise en tailleur sur le lit, leur amie a un visage poupin, soigneusement maquillé. Ses longs cheveux noirs, dorés par endroits au henné, son jean moulant et sa grâce rappellent l’allure raffinée des actrices des séries télévisées qui, il y a encore peu, faisaient rêver les jeunes Afghanes.
Membre de l’équipe nationale de gymnastique, issue d’une famille de la classe moyenne, elle a grandi à Hérat, deuxième ville du pays connue pour sa brillante histoire littéraire. Comme nombre de jeunes citadines, Atifa a été abreuvée de possibles par les organisations internationales décernant financements, prix, diplômes et autres miroirs aux alouettes, ébréchés dès l’entrée fracassante des talibans dans le Palais présidentiel.
« Dès que les talibans se sont emparés de Hérat, nous avons su que notre belle vie était terminée », souffle la jeune femme de 20 ans dans un persan distingué. Il y a une quinzaine d’années, un trafiquant d’opium, par ailleurs membre du mouvement taliban, avait voulu épouser l’une de ses sœurs alors qu’elle n’était encore qu’une enfant. Son père s’était interposé. Le prétendant fut d’ailleurs arrêté pour ses activités illicites, et incarcéré quinze ans… Mais, lorsque les talibans ont envahi Hérat début août, ils ont vidé – comme partout ailleurs – les prisons. Dès sa sortie, le mafieux éconduit est venu récupérer sa promise. « Il est apparu chez nous avec un groupe de talibans armés. Ma sœur était en larmes, mais nous n’avons rien pu faire. Le soir même, mes parents, mes autres frères et sœurs et moi-même avons déménagé très loin de peur de subir des représailles, d’autant que mon père avait travaillé pour le gouvernement », raconte la jeune femme, sans jamais lever les yeux.
À la fin de l’automne, le nouveau gouvernement décréta une amnistie générale pour toute personne ayant travaillé auprès des forces afghanes, de l’administration précédente ou bien des étrangers. « Nous vivions cachés, sans aucun confort et voulions rentrer chez nous… Alors, nous avons choisi de croire leurs promesses », soupire Atifa. Elle s’arrête de parler. Son regard se fige, perdu dans des souvenirs dont les scènes semblent se dérouler là, sur le tapis rose de cette chambre de jeune fille. Ses amies l’observent pudiquement du coin de l’œil. Sana continue de trembler. Maryam de soupirer. Atifa s’excuse, semble se reprendre. Fond en larmes après avoir balbutié quelques mots.
Vingt minutes plus tard, elle termine son histoire. « Les talibans avaient menti : peu après notre retour chez nous, ils ont fait irruption un matin. Ils ont tiré partout. Mes deux parents sont morts. Mes frères et sœurs ont fui ; certains ont été arrêtés. À ce jour, je n’ai aucune nouvelle d’eux. » La jeune femme, blessée, a passé deux mois dans le coma. « À ma sortie de l’hôpital, j’ai écumé la ville en quête de mes parents. Finalement, je les ai trouvés dans la chambre froide d’une morgue. Je n’avais pas de téléphone, ni personne à appeler. Alors, j’ai creusé moi-même leur tombe. Avec mes mains et une pelle trouvée près du cimetière, j’ai enterré mes parents », lâche-t-elle.
Maryam quitte la pièce sans offrir de prétexte ; revient dix minutes plus tard munie d’un plateau de jus de fruits. Sana, diaphane, n’a pas quitté son mur. Elle semble le soutenir, Sisyphe famélique aux traits d’adolescente.
« La promesse d’amnistie faite par les dirigeants talibans n’a pas empêché les chefs locaux d’exécuter ou de faire disparaître d’anciens membres des forces de sécurité afghanes, d’anciens fonctionnaires, ou de régler leurs comptes avec des rivaux », souligne Patricia Gossman, directrice adjointe de la division Asie de Human Rights Watch.
Peu après avoir donné à ses parents la sépulture qu’elle pouvait, Atifa a rejoint Kaboul. « Une amie m’a mise en contact avec ce réseau clandestin de femmes extraordinaires. Depuis deux mois, je loge ici, avec Maryam et Sana qui ont des histoires similaires à la mienne ainsi qu’à celle de ma sœur mariée de force au taliban. Elles sont devenues mes meilleures amies », résume-t-elle.
« Ils ont tiré dans le tas en hurlant »
Dans un quartier aux abords de la ville, au bout d’une allée criblée de nids-de-poule, est niché un autre sanctuaire : celui d’Atiq et de quatre autres jeunes hommes qui s’identifient tous comme membres de la communauté homosexuelle ou transgenre. « Bienvenue chez Lady Sima ! », lance Atiq, qui se voudrait femme et préfère qu’on l’appelle par son nom de scène. Avant l’accession des talibans au pouvoir, le trentenaire dansait, grimé en femme, lors de fêtes organisées par des édiles provinciaux. « Il était très prisé et en avait fait son métier ! », abonde l’un de ses amis, lui-même créateur de vêtements courus du Tout-Kaboul, et qui conserve dans son téléphone des photographies de ses soirées arrosées avec des chanteuses et actrices connues.
Aujourd’hui, ils ne sortent presque jamais. Tous disent avoir été harcelés ou violentés par des membres du mouvement taliban, qui interdit l’homosexualité. « Un soir d’automne, après la prise de pouvoir par les talibans, je me produisais lors d’une fête à Djalalabad », capitale de la province qui jouxte Kaboul, raconte Atiq tout en se maquillant devant un petit miroir tenu par un ami. « Mais les talibans s’y étaient infiltrés : ils font cela, parfois, pour arrêter un maximum de personnes en même temps. Ils ont tiré dans le tas en hurlant et m’ont attaqué au couteau. J’en ai encore des cauchemars », bredouille-t-il. Il lève sa chemise, montre une énorme cicatrice sur son ventre et une autre sur son avant-bras. « Tout le monde a détalé, mais moi, ils m’ont agressé », murmure-t-il, les larmes aux yeux, incapable d’en dire davantage. L’un des autres jeunes hommes confirme son histoire : plusieurs talibans armés auraient violé son ami, le laissant ensuite pour mort, dans une mare de sang.
À Kaboul, un café connu pour être fréquenté de la communauté LGBT a récemment été investi par les talibans, qui y ont arrêté une dizaine de personnes. « Ils sont tellement hypocrites », fulmine Karim, tout juste 18 ans, le poignet tatoué avec le nom de son amoureux. « En ce qui me concerne, un taliban qui aimait les garçons m’a obligé à l’accompagner au restaurant et à passer du temps avec lui, m’envoyant des dizaines de messages menaçants si je ne répondais pas assez vite. J’ai réussi à m’en défaire il y a un mois, en changeant de numéro de portable et en me cachant dans un hôtel bas de gamme. »
Dans un rapport publié conjointement en janvier dernier, les organisations Human Rights Watch et OutRight Action International estiment que « de nombreuses personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres ont été victimes de viols collectifs, d’attaques en meute ou ont été agressées par des proches ayant rejoint les talibans. Ces personnes n’ont aucun espoir que les institutions étatiques les protégeront ».
Alors que des talibans patrouillent juste au-dehors, Lady Sima pose sa palette de poudres irisées sur le rebord de la fenêtre et s’assure que le rideau est bien tiré. Atiq n’est plus. Ses larmes ont séché. L’un de ses amis fait résonner la chanson d’un film indien connu, et elle se met en piste. Enchaînant déhanchés et pas de danse outranciers, la diva se perd dans une transe lascive. Elle rit, son auditoire applaudit, on lance un autre morceau. « Je suis libre ! », hurle-t-elle, trempée de sueur, faisant virevolter autour de sa tête un voile à la manière d’un strip-tease. Son khôl fond en ridules noirâtres sur ses joues. Peu importe. Jusqu’au soir, Lady Sima et ses compagnons d’amour et d’infortune danseront sans arrêt.
Madame Ahmadi, professeure avant, aujourd’hui cireuse de chaussures sous le règne des talibans
En route pour un autre quartier, nous passons une femme installée par terre. Lunettes de soleil sur le nez, l’air fier, elle a déployé un arsenal de tubes de cirage, brosses, carnets et autres semelles sur le trottoir autour d’elle. Tête haute et moue boudeuse, la quinquagénaire semble siéger sur un trône invisible. Ici, « Madame Ahmadi » est une icône qu’on respecte : les enfants des rues comme les passants en costume la saluent, lui sourient. « C’est que jusqu’à tout récemment, j’étais professeure ! » explique-t-elle doctement.
Dans une école primaire, elle enseignait le Dari, la langue locale, aux fillettes de six à onze ans. Mais, lorsque les Talibans sont arrivés au pouvoir, « ils ont fermé l’école… Et m’ont interdit de revenir, » dit-elle. Remplacée dans sa classe par une maîtresse plus en phase avec le programme scolaire religieux imposé par les extrémistes, elle refuse de se poser en victime. « Mon époux ne travaille pas, et ma fille aînée a aussi perdu son emploi. Je suis la seule à ramener de l’argent à la maison ! » assène Madame Ahmadi. « Je n’ai aucune honte à cirer des chaussures, » s’empresse-t-elle d’ajouter : « Nous les femmes, nous avons de la ressource : quand les hommes détruisent tout, nous restons fières et fortes. On peut compter sur nous ! »
Elles ont eu, pendant deux décennies, une fenêtre sur la vie, la vraie, celle qui consent le rêve. Vingt ans durant, à grand renfort de programmes d’éducation, de bourses universitaires, on a poussé les Afghanes à y croire. Elles ont repris le chemin de l’école, obtenu des diplômes en droit, en « women’s studies ». Dans le département d’astronomie de l’université américaine de Kaboul, un télescope fixait leur horizon à des années-lumière de là.
Puis, tous ces rêves sont devenus obsolètes. Et leurs diplômes, inutiles. Car en août 2021, dans un odieux et retentissant clap de fin, leur président a fui, les ambassades ont quitté le pays, le grand « empowerment » a pris fin. Les Taliban ont repris du jour au lendemain le pouvoir, instaurant le règne des mollahs.
Entre 2001 et 2021, le pourcentage de filles inscrites à l’école primaire en Afghanistan est passé de 0% à 40%. Le nombre d’étudiantes à l’université a été multiplié par 20, passant de 5 000 femmes à 100 000[1]. Les femmes composaient 26% du service public[2]. En 2023, les compteurs ont été remis à zéro, de force. Par la seule volonté d’une dictature illégitime.
Aujourd’hui, l’Afghanistan est le seul pays au monde où les fillettes ne peuvent plus aller à l’école au-delà de l’âge de 12 ans et où les femmes n’ont plus le droit d’accès à l’université. La majorité des femmes n’a plus le droit de travailler, plongeant d’innombrables familles dans la pauvreté. Les filles et les femmes sont traquées, battues, en toute impunité. Coupables de tout, elles ne valent plus rien. L’Afghanistan est le pays le plus répressif pour le droit des femmes et des filles.
A l’été et à l’automne 2021, des évacuations menées par des pays et des initiatives privées, au milieu du chaos, ont permis d’évacuer un nombre important d’Afghans et d’Afghanes. Mais les femmes, en particulier les femmes seules et qui ne disposaient pas de l’entregent nécessaire, ont été largement délaissées. Pour elles, il ne subsiste aujourd’hui que des initiatives ponctuelles, menées souvent à bout de bras par des journalistes, des chercheurs, des organisations, pour leur permettre de quitter l’Afghanistan au compte-goutte.
Quand elles arrivent à franchir la frontière, et rejoignent des pays limitrophes comme l’Iran ou le Pakistan, leur route d’exil est loin d’être terminée. Car, extrêmement vulnérables, elles se retrouvent, seules, exposées à de nouveaux dangers. Difficultés à se loger et à trouver un emploi, violences, traite d’êtres humains… Les Afghanes n’ont d’autre choix que de rêver d’ailleurs, et pour beaucoup, d’Europe. Il y va de leur vie.
Ces femmes que nous évoquons, qui sont parvenues à rejoindre un pays limitrophe et pourraient être prises en charge, ne sont que quelques milliers. Elles sont courageuses, indépendantes, ont vu leur éducation ou leur carrière être brusquement interrompue, et ne demandent qu’à reprendre une vie active comme celle qui leur avait été promise en Afghanistan avant l’arrivée des Taliban.
En septembre 2021, le Parlement Européen avait appelé à la création d’un visa humanitaire spécifique pour accueillir les femmes afghanes. Mais cet appel est resté sans suite et aucune politique européenne coordonnée n’a été mise en œuvre. L’Europe tangue sur les questions migratoires et les femmes afghanes ne peuvent plus attendre. C’est pourquoi la France doit agir, vite, pour les protéger. Elles, spécifiquement. Parce qu’elles sont filles et femmes et qu’elles sont, à ce titre, un groupe persécuté et en danger.
Depuis la chute de Kaboul, la France a accueilli sur son sol quelques milliers d’Afghans, anciens collaborateurs des autorités françaises ou défenseurs des droits humains. Une démarche indispensable, bien sûr, mais bien faible comparée, par exemple, aux près de 30 000 Afghans accueillis par nos voisins allemands. Or nous constatons que ce programme d’accueil s’essouffle aujourd’hui et ne pouvons accepter que la France estime avoir rempli son rôle.
C’est pourquoi nous, journalistes, chercheurs, enseignants, féministes, spécialistes de l’Afghanistan ou des politiques migratoires, citoyens engagés, demandons aux autorités françaises de mettre en place un programme d’accueil humanitaire d’urgence, pour permettre l’accès à notre territoire à ces femmes qui n’ont plus accès au travail ou à l’éducation et qui sont isolées au Pakistan ou en Iran. Ce programme d’accueil doit reposer sur trois piliers : une aide humanitaire dans les pays frontaliers de l’Afghanistan permettant de protéger ces femmes qui fuient ; un engagement à faciliter et accélérer les délivrances de visa leur permettant de rejoindre la France pour y demander l’asile ; un système d’accueil renforcé à l’arrivée en France, qui reconnaisse leurs besoins spécifiques et s’ajoute aux dispositifs déjà existant pour les autres demandeurs d’asile. La France, si prompte à affirmer conduire une diplomatie féministe, a les moyens d’agir pour de protéger la vie et l’avenir de celles à qui, si récemment encore, nous promettions tant. Il est temps de passer aux actes.